(Première publication sur sknob’s other Posterous).
Enfant, je contemplais les grandes personnes avec une admiration certaine. Comment faisaient-ils pour gérer tous les trucs compliqués qu’ils géraient ?
OOH ! m’exclamais-je intérieurement (je présume).
Adolescent, ayant développé quelques opinions politiques (de nature proto-révolutionnaire), j’avais beau exécrer tous ces capitalistes et hommes politiques (ces fachos ! ces vendus !), je devais secrètement admettre qu’ils pouvaient se targuer d’un certain savoir-faire, qu’ils étaient compétents, ou du moins, qu’ils avaient l’aptitude et les connaissances nécessaires pour faire le mal qu’ils faisaient.
FUCK ! (fuck you, fuck the police, fuck the power, et fuck me, please).
Adulte, je suis entré un peu par accident dans la population active (aux États-Unis puis en France) et j’ai découvert le monde merveilleux de l’entreprise.
Au départ, c’était assez grisant, car j’apprenais plein de trucs, je progressais, je m’améliorais, et à force, j’étais accepté par cette nouvelle famille. C’était gratifiant.
COOL ! I belong. Je suis dans le coup.
Au fil des années et des expériences professionnelles, j’ai compris que l’Entreprise s’articule autour de deux populations : ceux qui aspirent au savoir (savoir-faire ou savoir tout court), et ceux qui aspirent au pouvoir.
Or, le chemin du savoir est tortueux. Il passe par le doute, l’introspection, le questionnement permanent, l’itération, tandis que le chemin du pouvoir est une ligne aussi droite et ascendante que possible, que l’on emprunte bardé de certitudes et de convictions, en force.
Bien entendu, le court terme l’emporte sur le long, la certitude sur le doute, les forts sur les rêveurs, les fonceurs tête baissée sur les explorateurs.
Les entreprises sont donc peuplées de gens qui savent, mais qui ne peuvent pas grand-chose, dirigés par des gens qui ne savent pas grand-chose, mais qui peuvent.
AH !
Mince.
Comme si cela ne suffisait pas, ce phénomène est exacerbé par le faussement parodique Principe de Peter, selon lequel :
« Tout employé tend à s’élever à son niveau d’incompétence ».
Il est suivi du « Corollaire de Peter » :
« Avec le temps, tout poste sera occupé par un incompétent incapable d’en assumer la responsabilité. »
Je confirme. J’ai été promu manager d’une équipe qui a atteint 80 personnes. J’étais plutôt compétent en savoir (plannings, priorités, décisions opérationnelles, respect des délais et des budgets, etc.), mais j’étais incompétent en pouvoir, car fondamentalement, je me vivais du côté des employés alors que mes responsabilités et mon rang me plaçaient de fait du côté du management (ce qui m’a valu à juste titre le mépris des managers et des employés, capables de déceler les imposteurs à 100 mètres).
En outre, obnubilé par le mieux faire, je négligeais mes perspectives de carrière, contrairement à mes collègues managers qui étudiaient fébrilement les moindres soubresauts de l’organigramme de chaque activité/filiale de l’entreprise, prêts à bondir sur la moindre opportunité, en prenant soin de draguer les bonnes personnes, et de poignarder les concurrents potentiels, préférablement dans le dos, on n’est jamais trop prudent.
Je pourrais vous en raconter des histoires, et je le ferai peut-être un jour.
Pour l’heure, je me contenterai de remarquer que si les entreprises semblent fonctionner, c’est qu’elles sont mues par l’appétit de pouvoir littéralement insatiable de leurs dirigeants, habités par une foi (par définition aveugle) inébranlable et infinie en eux-mêmes (généralement inversement proportionnelle à leur savoir), au prix d’un gâchis et de dommages indescriptibles, en interne comme pour la société, l’environnement, la santé publique, etc.
Arrivé à un âge assez avancé, armé d’un peu de savoir, voire même d’un peu de sagesse, et lesté par aucun pouvoir, je constate que la majorité de nos dirigeants politiques se vivent en grands managers, et perçoivent la société comme une grande entreprise qu’il convient de gérer exactement comme le feraient leurs amis les grands capitaines d’industrie.
Ceci expliquant cela.
LOL ! m’esclaffé-je, non sans amertume.