J’y ai cru au progrès moi ! J’ai grandi en regardant les aventures militaro-baba-cool du vaisseau Enterprise. Enfant, je calculais l’âge que j’aurais en l’an 2000, en essayant de m’imaginer ce qu’il me réservait, les yeux écarquillés.
J’ai cru à la science et à la technique, qui avaient percé le secret de l’infiniment petit et de l’infiniment grand et m’avaient donné la télé couleur.
J’ai cru aux nouvelles technologies (le pécé, la péao, les zinternettes), à leur potentiel créatif et émancipateur, à leur capacité à court-circuiter les intermédiaires inutiles et nuisibles.
J’ai cru à l’universalisme, au républicanisme, à la raison, fers de lance du combat contre l’obscurantisme religieux et les discriminations en tous genres, croyance renforcée par dix années de vie en théocratie (aux USA).
J’ai cru que la gauche était de gauche.
Et j’ai cru à l’art, au sens le plus large du terme, c’est-à-dire à ses bienfaits pour les individus qui le pratiquent (soit 99,9 % de la population préscolaire), comme pour celui ou celle qui en déguste les fruits.
Bugs dans la matrice
J’étais donc globalement assez ébloui par les lumières, malgré quelques ombres inexplicables qui venaient en ternir l’éclat…
Comme le dualisme homme-nature, homme-animal, qui me paraissait d’une débilité profonde, puisqu’il suffisait d’ouvrir les yeux pour voir qu’on n’était qu’une variation sur un même thème intégré à et dépendant de l’ensemble du vivant.
Ou l’équation savoir = intelligence, si manifestement fausse.
Ou encore l’opposition entre manuel et intellectuel, comme si l’ébéniste ou le plombier n’était qu’une paire de mains (ou une raie des fesses) qui pratiquait son artisanat sans intervention de ses facultés mentales.
Sans parler des dérives autoritaires sur leur gauche, qui me paraissaient notamment incompatibles avec la liberté de l’artiste qui devait être absolue à mes yeux.
Ni du caractère résolument militaro-carcéral de l’école.
Ou du droit à la bêtise. J’avais beau mépriser la religion et les pseudosciences, je devais bien reconnaître que leurs adeptes que je côtoyais au quotidien (notamment aux USA) étaient souvent aussi sympathiques qu’intéressants que bienveillants et avaient bien le droit d’être heureux selon leurs propres termes. Était-ce interdit d’avoir des angles morts ? Ou même d’être un peu con ? Comme tout le monde ?
Ou plus concrètement des avatars de la modernité comme le nucléaire, qui menaçait de tout faire péter (angoisse de fond à l’époque de la guerre froide).
Sans oublier la société de consommation et l’hégémonie de la bagnole, et leur cortège de nuisances mortifères.
Splendeur des lumières et désastre planétaire
Je ne sais pas si c’était mieux avant, mais ce qui est sûr, c’est que c’est pire maintenant.
— sknob 🥦 (@sknob) 7 janvier 2016
L’avenir n’est plus ce qu’il était.
Le progrès est en train d’achever de détruire notre milieu de vie.
La science et la technique et les nouvelles technologies ont abouti à l’ère des PAPAS (Panoptique Assisté par Perche À Selfie).
La panique généralisée entraîne des réflexes de fuite, de peur, de violence, de repli sur soi (le néolibéralisme ayant super efficacement éradiqué l’idée même d’entraide, l’autre loi de la jungle, de nos esprits).
L’universalisme et le républicanisme sont devenus des outils d’oppression et de discrimination du bouc émissaire mal éclairé du moment (comme en témoigne opportunément la couleur de sa peau), ce qui est tristement ironique si l’on songe qu’on n’a pu se payer le luxe de la pensée universaliste qu’en pillant systématiquement les richesses d’exotiques et lointaines contrées peuplées de sauvages et autres barbares que nous avons asservis ou exterminés selon les cas pour maximiser la rentabilité.
J’avoue que les crucifix, kippas, foulards, coiffes, perruques, virgules, triples bandes, crocodiles, marteaux, faucilles, croix diverses et avariées, maillots de foot, t-shirts de Johnny et autres signes religieux ostentatoires me chagrinent et me désolent encore, mais si on criminalisait l’idolâtrie, le conformisme et le mauvais goût, il ne resterait plus grand monde en liberté.
La gauche s’est effondrée avec le mur. Pas un semblant d’idée nouvelle depuis, pas un pet d’imagination, pas un bruissement d’originalité, pas un début de Plan B ne serait-ce que vaguement adapté aux réalités du XXIe siècle, pendant que la droite, elle, menait tranquillement sa révolution néoconservatrice et néolibérale. Quelques brillantes déconstructions des ravages occasionnés par l’ennemi, quelques manifs pour tenter de sauvegarder des restes d’acquis, et une infinité de querelles intestines pour passer agréablement le temps.
Ce n’est pas comme si nous vivions un effondrement total de la civilisation thermo-industrielle qui offrirait un angle d’attaque inespéré pour renverser le capitalisme, le productivisme et le consumérisme. Encore faudrait-il véritablement vouloir les renverser, et avoir une petite idée de ce qui pourrait les remplacer, parce que saisir les moyens de destruction du vivant pour les répartir plus équitablement, c’est un peu court et ça ne fait manifestement pas rêver grand monde.
Chaînons manquants
Alors, par quoi combler le vide et le cratère laissés par le crash putatif des lumières ? Sur quels piliers rebâtir un nouvel imaginaire moins suicidaire ? Dans mon cas, sur au moins deux « découvertes » majeures qui ont largement contribué à éclairer ma petite lanterne, me remettre d’aplomb, ouvrir des perspectives désirables et donc déboucher un tant soit peu l’horizon.
La première découverte fut la psychanalyse (attend, ce n’est pas forcément ce que tu crois, tu vas voir).
Quoi qu’on en pense, en stipulant que des forces invisibles et insoupçonnées pouvaient conditionner et orienter ou contrarier nos pensées, nos vocations, nos envies, nos actes, on disposait potentiellement d’une clé qui faisait cruellement défaut pour comprendre le comportement parfois un tantinet irrationnel de l’humain.
Personnellement, en bon rationaliste réductionniste à l’anglo-saxonne, je n’y croyais pas, mais lorsque dans un moment de détresse j’y ai eu recours en désespoir de cause, l’honnêteté intellectuelle m’a contraint à reconnaître qu’elle m’avait permis de déchiffrer l’indéchiffrable, de trucider quelques démons, de dissiper diverses dissonances et de trouver un début de paix intérieure.
Pour ceux qui s’en méfient pour plein de raisons compréhensibles, je suggère l’adoption de la terminologie de Paul Jorion. Oublions conscient et inconscient, et parlons plutôt de corps et d’imagination. Nous ne sommes pas des intellects désincarnés. Notre corps est au contact du monde et remonte des infos de son environnement ainsi que des signaux de faim, de soif, de chaud, de froid, de joie, de peine, de peur, de douleur, d’ire, de désir, de plaisir que l’imagination interprète et organise ensuite en récits plus ou moins inquiétants, plaisants ou farfelus.
Quand l’imagination ignore les injonctions répétées du corps pour une raison ou une autre, ou quand le corps mène la danse à l’insu de l’imagination, ça peut créer des incohérences dans le récit. La psychanalyse n’est donc en aucun cas une science ni une pseudoscience mais un art littéraire. Avec ton psy, tu apprends à percevoir ce que te raconte ton corps, et tu réécris et complètes ton récit, pour remettre corps et imagination d’équerre.
Ce qui pourrait paraître de prime abord comme de la pure branlette intellectuelle et nombriliste me semble au contraire être une école de l’humilité, car la psychanalyse remet notre ego et notre intellect hypertrophiés à leur juste place, c’est-à-dire à la remorque et au service de nos sens, en tant que mécanisme alambiqué permettant au corps de stocker et récupérer des associations entre expériences et affects.
Reconnaître l’importance et la centralité de notre matérialité en rabattant un peu son caquet à l’esprit me semble être un préalable nécessaire pour accepter notre imbrication dans la toile du vivant, et nous y forger une place moins destructrice et plus fraternelle.
Et plus prosaïquement, avant de vouer quelqu’un aux gémonies, j’essaie de déchiffrer la marque et le modèle de ses blessures, comme dirait Aurelie.
La seconde découverte fut l’anarchie ou l’anarchisme (je ne sais jamais quel terme utiliser). Elle ne la ramène pas l’anarchie, faut aller la chercher, sachant que ses concurrents de gauche réformistes et autoritaires font semblant qu’elle n’existe pas et qu’elle n’a jamais existé, alors qu’elle a longtemps été hégémonique à gauche au cours de son histoire riche et mouvementée. Ce qui explique sans aucun doute le fait qu’elle n’était jamais apparue sur mon radar. L’annonce de la mort de la gauche était donc grandement exagérée ? Divine surprise ! Paradoxalement, c’est peut-être bien l’extinction en cours des lumières qui a permis à l’anarchie de ressortir de l’obscurité, d’Occupy Wall Street à la ZAD de NDDL en passant par le Chiapas ou le Rojava, et plus modestement dans les écovillages et à travers un bouillonnement d’initiatives locales qui inventent et pratiquent des façons de vivre plus résilientes dans les interstices, et qui ont vocation à prospérer sur les ruines fumantes de notre civilisation si on parvient à lui survivre autrement que sous la forme de métadonnées circulant vainement dans les fermes de serveurs abandonnées des GAFAM et de la NSA.
Mais surtout, j’ai compris au fil de mes lectures que j’avais toujours été anarchiste, que mes dieux et maîtres de toujours, des dadaïstes aux Monty Python, en passant par Chaplin, Marx (Groucho), Zappa ou Gotlib étaient tous sacrément dadanarchisants®, que j’appartenais en fait peut-être bien à un club qui m’accepterait peut-être bien comme membre, et accessoirement que tous mes désaccords de toujours avec les gauchistes traditionnels, tous les quiproquos et toutes les incompréhensions mutuelles trouvaient enfin une explication.
Je ne m’y retrouve toujours pas dans le foisonnement des divers mouvements qui se revendiquent encore de la pensée anarchiste, et je ne sais pas comment ils la traduisent au quotidien, mais à titre personnel, quand je parle d’anarchie, je parle de principes et d’une éthique qui ont (à mon insu) toujours guidé ma pensée et mes choix, et d’un rapport particulier au monde, à l’humain, à l’animal, à « la nature », à l’école, au savoir, au dogmatisme, au travail, à l’oisiveté, à l’argent, à la propriété, au pouvoir, à la justice, à l’état, à la police, à l’armée, à la religion, aux frontières, à la famille, à la fin, aux moyens, au passé, au présent, à l’avenir, au corps, à l’imagination, etc., etc., rapport si souvent incompatible avec celui qu’entretiennent mes camarades gauchistes d’obédience plus marxisante…
Toujours est-il que l’on trouve de nombreuses pistes fructueuses pour penser une organisation moins toxique du monde chez les anars de la première heure, qui parlaient déjà d’écologie et de féminisme par exemple. Mais surtout, contrairement aux capitalistes et à la gauche autoritaire, l’anarchisme ne part pas du principe que l’homme est un loup pour l’homme et qu’il faut donc inéluctablement une élite de super-loups pour les mater ou menacer de le faire, ni du principe que les individus sont sur cette terre pour souffrir et que leur salut passe par cette souffrance, deux préalables qui me paraissent aussi nécessaires que désirables pour envisager des modes d’organisation sociale moins violents et désagréables.
Not in my name
Équipé de ces nouvelles ébauches de piliers, de ces nouvelles clés de lecture et de compréhension du monde et de moi-même, refaisons le bilan : le progrès, fausse bonne idée ? Idée carrément de merde malgré la pénicilline et la télé couleur ? Bonne idée qui a mal tourné ? La faute à pas de chance, aux psychopathes qui ont de tout temps brigué et accaparé les richesses et le pouvoir, ou à nous qui avons signé pacte sur pacte faustien avec le diable, par mégarde, par paresse ou des deux mains ?
Tout ce que je sais à ce stade, c’est que ma foi n’a pas résisté au désastre en cours, désastre que les lumières n’ont pas su empêcher, si elles ne l’ont pas directement précipité.
Parce que vouloir s’affranchir des limites physiques, s’ériger en maître du vivant et en phare de l’humanité (offre soumise à conditions, lire la notice, peut entraîner la noyade dans l’indifférence quasi générale), si ce n’est pas la quintessence même du sentiment de toute-puissance qui ne peut mener qu’à la catastrophe, ça y ressemble furieusement.
Je ne crois donc plus qu’à l’art, autrement connu par son petit nom moins prétentieux, le jeu, cet espace de liberté absolue seul capable à mon sens de procurer une joie de vivre intense. Et je crois que la plénitude n’est possible que lorsqu’on a la chance et la possibilité d’aimer et d’être aimé.
Joie de vivre et plénitude pour tous, l’objectif de tout Plan B qui se respecterait.
Tout le reste du fatras luminescent, je n’y crois plus. Du tout. Bon débarras.
Ce qui explique sans doute que je me sois senti suffisamment léger pour me décider enfin à changer de cadre et de mode de vie pendant qu’il était encore temps.
À bon entendeur…
#Cévennes pic.twitter.com/XVnDx5D1eh
— sknob 🥦 (@sknob) 17 juillet 2018
Ha oui, comment faire pour que « être conscient » ne soit pas un fardeau…
(some clues about me : Symantec/Jodi/Borland/L18N)